Ce blog fait partie de la série de blogs Fluid Borders. Fluid Borders est un projet de recherche articulé autour la pensée frontalière et méthodologie artistique explorant les frontières littéralement et métaphoriquement fluides dans les zones frontalières entre le Burundi et le Congo, ainsi que leurs implications pour l’éducation à la paix à partie de perspectives féministes décoloniales. Ce blog a été écrit par Jean-Luc Nsengiyumva sur base de discussions avec l’équipe de chercheurs sur les enjeux décoloniaux de la traduction. Ayant rejoint l’équipe à la fin du processus, Jean-Luc nous propose une lecture et une réflexion personnelle à propos de l’activité de traduction initiée à travers les activités du projet, suivi d’une réaction de deux chercheures impliquées dans ces décisions de traduction.
Que traduit-on quand on traduit ?
Ecrit par Jean-Luc Nsengiyumva, Professeur invité à l’Université Catholique de Louvain, avec une contribution d’Astrid Jamar, Université d’Anvers et de Christelle Balegamire Karuta, Université Catholique de Bukavu et Université de Liége.
Peut-on se passer de la traduction ? Vivre, à jamais, heureux et heureuse dans son oasis culturelle ? Souleymane Bachir Diagne répond par la négative. Pour lui, les humains n’ont d’autre choix que de surmonter la malédiction de Babel[1]. Parlant la même langue, les humains se sont entendus pour construire, à Babel, une ville et une tour dont le sommet devait atteindre les cieux. Pareille insolence ne plut pas à Yahvé qui décréta la fin d’un parler commun et l’apparition de langues distinctes pour qu’un tel projet ne puisse plus jamais être possible. Cette punition rendit les humains malheureux et pour en alléger le poids, Yahvé décida de leur octroyer la traduction. Yahvé ne rétablit pas, cependant, la langue commune. Par ses imperfections et tout en permettant la rencontre des cultures, la traduction devait prévenir l’osmose communicationnelle que permettait la langue unique avant son abolition. En convoquant le mythe de Babel, Souleyame Bachir n’a pas voulu signifier que le pluriversalisme était, en soi, une punition divine. Quelque chose de peu souhaitable. Il a voulu, plutôt, rappeler que la traduction ne va pas de soi bien qu’elle soit indubitablement inhérente à la diversité de l’humanité. Que la rencontre entre les cultures ne va pas toujours sans heurts. Bref, que “l’humanité est une tâche”[2]. Un travail incontournable mais à jamais imparfait.
Ce texte traite des imperfections de la traduction donc. Au départ d’un terrain situé dans la zone frontalière Burundo-Congolaise, ce texte se base de discussions avec l’équipe de chercheuses et de chercheurs investi.e.s dans le projet « FluidBorders » sur leurs divers efforts de traduction.
Violence épistémique et hiérarchie coloniale des langues
Eboussi Boulaga[3] nous rappelle que bien que des activités humaines, telles que manger ou dormir, puissent être transculturelles et, de ce fait, faciles à traduire, les langues ne possèdent pas les mêmes structures internes. Elles ne s’appuient pas sur les mêmes imaginaires et ne sont donc pas superposables. Une langue comme le français, dont le souci de précision et du détail est important[4], n’est pas aisément traduisible dans une autre, comme le Kirundi, qui s’appuie beaucoup sur des adages et un sous–texte abondant.
Cependant, ces difficultés, communes à la traduction quelques soient les langues impliquées, se doublent d’une autre, bien plus grande encore, lorsque les langues en présence se trouvent de part en part de la fracture coloniale. C’est de cela dont témoigne un des chercheurs du projet « Fluidborders », pourtant kirundiphone, lorsqu’il dit qu’il a eu toutes les peines du monde à construire une approche théorique décoloniale à partir du Kirundi car « il n’existe ni livres, ni sites internet, ni concepts traduits », sur lesquels il aurait pu s’appuyer. C’est qu’une hiérarchie implacable entre les langues impériales et d’autres, minorisées par le projet civilisationnel de l’entreprise coloniale, a été un des moteurs principaux de la coloniarité du savoir[5]. Labélisées « dialectes » ou encore « langues vernaculaires » par l’entreprise coloniale, ces langues n’ont pas été considérées comme étant suffisamment complexes pour s’élever au niveau de la « raison » dont la diffusion était comprise comme l’essence même de la mission civilisatrice. Il fallait donc que les peuples colonisés apprennent les langues de leurs conquérants. Cela fut la tâche principale dont devait s’acquitter l’école coloniale.
Pourtant, la traduction a joué un rôle de première importance dans la violence épistémique coloniale[6]. Toutes sortes de textes ont été traduits dans les langues des pays colonisés pour les besoins de la domination. Bible, manuels scolaires occidentaux et bien d’autres tracts destinés à la propagande coloniale ont été traduits en Kirundi, et d’autres langues des pays colonisés, dans le but affirmé d’éradication des croyances et savoirs locaux et l’imposition par le savoir occidental considéré comme le seul vrai. Par ailleurs, la traduction n’a pas toujours été à sens unique. Anthropologues, missionnaires, entre autres, ont entrepris l’apprentissage des langues des peuples colonisés et leur traduction dans celles coloniales. C’est ainsi que naquirent l’Orientalisme[7], la bibliothèque coloniale[8] et d’autres formes de colonialité des savoirs[9] des peuples subalternisés. Tout autant que l’imposition des langues et cultures coloniales, la démarche visait également la domination et l’épistémicide.
Le savoir sur l’orient, produit à travers l’apprentissage et la traduction des langues orientales, ainsi que celui sur l’Afrique, compilé dans la bibliothèque coloniale, n’avaient pas été créés pour les seuls besoins de la science. Ces savoirs existaient essentiellement pour informer les mécanismes du pouvoir colonial de la meilleure manière d’amener les colonisés à une plus grande compliance à l’organisation coloniale. « Pour comprendre l’autre il ne faut pas se l’annexer mais devenir son hôte » rappelle Soulaymane Bachir Diagne en citant Louis Massignon[10]. Cela ne fut le cas ni du premier, ni du deuxième de ces deux versants de la violence épistémique coloniale.
Peut-on, dès lors, se défaire de ce lourd héritage lorsqu’on se propose de prendre la traduction pour outil de travail décolonial ? Peut-on utiliser la « traduction contre la domination » pour citer encore une fois Soulaymane Bachir Diagne[11] ? C’est le pari qu’ont pris les chercheurs du projet « Fluidborders » dans leur approche de la question frontalière entre le Burundi et le Congo.
Limites de l’interprétation ou quiproquos épistémologiques ?
Une chercheuse du projet « FluidBorders » parlant peu le Kirundi a remarqué qu’un même mot était mobilisé pour traduire des notions qui, en français et dans les langues dans lesquelles ces idées et pratiques ont émergé, sont loin d’être équivalentes. Est-ce dû à la non-équivalence, dans les langues en présence, des notions que ces mots sont censés décrire ou à une insuffisante maîtrise du Kirundi de la part de la chercheuse, ou de la recherche impossible du « mot » juste par l’équipe ? A partir de quel univers épistémologique trancher lorsque la compréhension des langues impliquées n’est pas la même chez les deux chercheuses et que, par ailleurs, les chercheuses occupent des positions hiérarchiques qui font de l’une l’employée de l’autre ? A moins que les différences ne se trouvent ailleurs ? Entre la sophistication académique et l’usage profane, par exemple ?
Les subtilités langagières entre le « colon » qui élit domicile pour coloniser et le « colonisateur » qui colonise en restant attaché à sa terre natale auraient-elles pu être saisies sans l’activité académique qui les a établies ? Il en va de même de la « colonialité », qui définit ces manières impalpables par lesquelles la domination coloniale se survit à elle-même y compris dans l’esprit et le fonctionnement des institutions des pays anciennement colonisés. Est-elle superposable au « néo colonialisme », par exemple, qui insiste sur la continuité de la mainmise, politique et économique, des anciennes métropoles coloniales ? Et, surtout, ces questionnements ne sont-ils pas essentiellement académiques et, donc, difficilement traduisibles en une langue, comme le Kirundi à l’usage universitaire réduit ?
Des notions comme « Coopération au développement » ou encore « éducation à la paix » rappellent que l’écosystème qui nourrit la relation entre les chercheurs des « Nords » et ceux des « Suds » est encore celui hérité de la colonisation en cela qu’il détermine qui éduque et qui développe ainsi que celui qui est à la traîne et où il l’est. Ainsi, les questionnements qui interrogent les écueils de l’activité de traduction entreprise par les chercheurs du projet « Fluidborders » sont sans doute apparus à la fin du processus car ils ne pouvaient l’être à son entame. Corolaires d’une ambition décoloniale, appliquée à un écosystème encore colonial, ces questionnements posent, à mon sens, des jalons pour une réflexion plus large à propos de ce que devrait signifier et impliquer l’activité de traduction dans un environnement épistémologique inégal et inégalitaire. La traduction des concepts académiques restera – t – elle, sans doute, en deçà de ce qu’elle pourrait être, et qu’appelle de ses vœux le penseur Soulaymane Bachri Diagne[12], si le Kirundi et d’autres langues des Suds ne sont pas incluses dans la confraternité universitaire.
Réponse d’Astrid Jamar, chercheuse du projet
Après avoir souvent eu le sentiment d’être perdue et de ne pas parvenir à parler la même langue avec mes collègues dans ce projet, je trouve ces échanges autour des questions et contributions de Jean-Luc extrêmement rafraichissants. Plutôt que de rester dans un sentiment d’échec de ne pas avoir pu échanger sur l’utilité ou non de ces concepts décoloniaux émargeant d’autres contextes, ces nouvelles discussions nous permettent de se demander de nouveau : on a essayé de faire quoi finalement ? On pensait rendre nos textes accessibles aux participants en les traduisant de l’anglais au français ou du français au Kirundi et Swahili. Mais de traduire nos textes comme traduire une nouvelle bible avec des nouveaux principes un peu civilisateur et un peu émancipateur ? Ou de mettre en avant comment ces termes qui ont des longues trajectoires aussi bien activistes qu’ « intellectualisantes » sont utiles ou non pour repenser la paix dans cette zone frontalière?
On a surement essayer un peu tout ça, tout en étant conscient de la violence épistémique que ça implique, et sans être capable de totalement renverser ces asymétries épistémiques et des effets matériels qu’elles représentent et reproduisent. Sans ce recul de ces expériences parfois tendues, parfois stimulantes, comment aurait-on peu aborder le rôle et les limites de la traduction sans maux de tête ? Est-ce si essentiel d’aborder les questions décoloniales et la colonialité de l’industrie de la paix avec des outils académiques fortement liés au colonialisme? A la fin de cette réflexion conjointe, je me demande toujours comment mieux privilégier la richesse épistémique souvent confuse au milieu de malentendus, tensions et relents coloniaux à partir d’une posture de chercheuse activiste? Bien que mon engagement dans ce projet m’apporte plus de questions que de réponses, j’ai appris que ralentir le rythme tout en mettant plus en avant la richesse épistémique de mes interlocuteurs au sein de ces échanges auraient pu atténuer certaines de ces tensions.
Réponse de Christelle Balegamire Karuta, chercheuse du projet
Ayant entrepris dans le passé une réflexion sur les enjeux linguistiques [13] dans mon parcours en tant que chercheuse, réaborder cette question de la traduction me permet en effet de saisir plus clairement ces enjeux du langage et des questions décoloniales au sein des dynamiques de notre équipe. Malgré une volonté partagée de s’engager dans une réflexion décoloniale, on a tous personnellement reproduit certaines formes de colonialité. Malgré les démarches conjointes et réflexions communes entreprises dans cette zone frontalière du Burundi et de la RDC, nous n’avons pas gagné le pari d’utiliser la traduction comme « outil contre la domination ».
Entant que chercheuse de ce projet Fluid Borders j’estime cependant que la traduction (à partir du français comme point de référence) aussi coloniale, inégalitaire ou contraignante soit-elle, elle a constitué pour nous un outil de visualisation des décalages culturelles, des cosmologies, des visions de chacun. Avec le recul, nous avons pu prendre conscience à quel point il était aussi crucial de faire des efforts dans la recapitalisation du savoir aussi bien des langues impérialistes telle que le français, que des langues dites « vernaculaires » telles que le Kirundi et le Swahili qui ne nécessitent pas forcément une validation au préalable par les acquis « universels ».
Je retiens de ce processus de traduction qu’au-delà de la rigueur scientifique à apporter, il est important de prendre en compte l’histoire, les vécus, les sentiments, les connaissances, etc. afin d’avoir accès au « monde » de l’autre. Je pense que nos mondes ne se superposent pas, que chacun vit dans un monde unique où son parcours le défini et le façonne. Un apprentissage sur comment coexister avec l’autre malgré ses différents représente pour moi un cheminement à entreprendre tous les jours et pourrait en effet constituer cet outil contre la domination.
[1] Bachir Diangne, S (2022) De langue à langue. L’hospitalité de la traduction. Paris, Editions Albin Michel
[2] Ibidem, p. 166
[3] Boulaga E. (1977) La crise du muntu. Authenticité africaine et philosophie », Paris, Présence
[4] Idem
[5] Quijano, A. (2007). « Race » et colonialité du pouvoir. Mouvements, 51, 111-118. https://doi.org/10.3917/mouv.051.0111
[6] Chagnon, K. (2019). Colonialisme, universalisme occidental et traduction. TTR, 32(1), 259–278. https://doi.org/10.7202/1068021ar
[7] Saïd, E., (1990[1978]). L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, traduction de Catherine Malamoud, Paris, Seuil.
[8] Mudimbe, Y – V., (2021), « L’Invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et ordre de la connaissance, préface de Mamadou Diouf », Paris, Présence africaine
[9] Quijano, A. Op.cit
[10] Diange Bachir, S. op.it, p. 1
[11] Idem, p. 9
[12] Idem
[13] Christelle Balegamire Karuta, (2023). « Poids linguistique » : Enjeux décoloniaux du multilinguisme dans le parcours d’une chercheuse de Bukavu (RDC), Fluid Borders Blog Series, accessible à https://www.pluriversaldreams.org/poids-linguistique-la-part-decoloniale-dans-le-parcours-dune-chercheuse-de-bukavu-rdc/