Ce blog fait partie de la série de blogs Fluid Borders. Fluid Borders est un projet entrepris par une équipe composée de chercheurs universitaires, d’artistes, d’activistes féministes, et de personnes gravement touchées par les inondations autour du lac Tanganyika et de ses lits de rivière. En s’appuyant sur la pensée frontalière et le dessin comme méthodologie de recherche, nous explorons ensemble les frontières littéralement et métaphoriquement fluides dans les zones frontalières entre le Burundi et le Congo, ainsi que leurs implications pour l’éducation à la paix à partie de perspectives féministes décoloniales. Ce texte présente une réflexion de Christelle Balegamire Karuta sur l’écoféminisme et a été enrichi par des échanges avec Astrid Jamar, Jean-Paul Nizigiyimana, et Alžběta Šváblová.
Auteure: Christelle Balegamire Karuta, Université Catholique de Bukavu, Université de Liège
« L’écoféminisme », je découvre petit à petit ce concept, ce mouvement et cette lutte aussi bien pour les femmes comme moi, mais aussi pour notre maison commune la nature. De ma formation d’ingénieur agronome, ce lien entre l’humain (la femme dans ce cas-ci) et l’écologie n’avait jamais surgie dans mes analyses et critiques. En tant que chercheuse du projet Fluid Borders, je me réinvente à travers la rencontre des sinistrés victimes des grandes inondations à répétitions dans les zones frontalières d’Uvira (RDC) et de Gatumba (Burundi) ; mais également par les lectures de Sylvia Tamale en passant par Betty Wambui initiées dans ce projet.
Dans ce monde où le capitalisme et le patriarcat ont pris le dessus, la nature et la femme en payent le prix. L’exclusion des femmes de la sphère publique coloniale a contribué à accentuer les discriminations basée sur le genre déjà présentes dans les cosmologies congolaises et burundaises. Wambui, une auteure dont les domaines d’études sont les philosophies africaines et féministes, considère qu’il existe des similitudes et des causes communes entre les systèmes de domination et d’oppression des femmes et le système de surexploitation de la nature par l’homme moderne. J’emboite ainsi les perspectives écoféministes dans mes réflexions sur la préservation de l’environnement en mettant en cause les inégalités des genres dans l’exploitation, la gestion, et la jouissance des ressources naturelles.
A l’Est du Congo, dans la province du Sud-Kivu, ces inégalités raisonnent encore aujourd’hui dans nombreuses cultures et traditions. L’écoféminisme nous aide à percevoir plusieurs paradoxes. Au même titre que les entreprises multinationales qui investissent dans les énergies fossiles se prétendent œuvrer avec des techniques qui protègent l’environnement tout en polluant ; les femmes sont vantées dans une oreille d’être « celles qui donnent la vie » et dans l’autre oreille elles sont marginalisées, violentées, surexploitées, détruites. Dans cette région, les interdits prennent forme et cette marginalisation de la femme s’étant au niveau de l’accès, de la gestion et de l’exploitation des ressources naturelles. Le secteur minier qui est l’un des domaines phares où repose l’économie congolaise, la femme n’a pas encore acquis les droits ultimes d’exploitations au même titre que les hommes. Il est encore d’actualité dans plusieurs coutumes et traditions à l’Est du pays l’interdiction des femmes de descendre dans un puits minier sous prétexte qu’elles sont source de malheur et que le filon des minerais risquera de disparaitre. Il en existe encore des dizaines d’exemples dans nombreux villages de la RDC et du Burundi qui contraignent la femme à effectuer un travail sans rémunération, à l’interdiction de manger certains aliments, etc., tous ceux-ci dans l’intérêt et la préservation du patriarcat.
En effet, ces interdits cosmologiques et coutumières émanent et s’imbriquent de plus en plus au capitalisme et au patriarcat. L’exclusion des femmes de la sphère publique coloniale fut le début d’une chaine des discriminations qui s’est infiltrée au fur et à mesure dans l’histoire congolaise et burundaise.
L’homme veut à tout prix garder le monopole dans sa gestion capitaliste de la nature. Lugones débat sur la « colonialité du pouvoir » (terme introduit par Anibal Quijano) en démontrant qu’il est important de rendre visible les perturbations cruciales des liens de solidarités pratiques. Ces liens introduisent diverses formes de classifications sociales de la population et ordonnent des conflits pour le contrôle de chaque domaine de l’existence. Cela nécessite à rendre visible l’instrumentalisation du système de genre colonial et du modernisme qui soumettent les femmes et les hommes à la catégorisation dans les rôles, les responsabilités et dans ce cas dans l’accès et l’exploitation des ressources naturelles.
Le féminisme postcolonial selon Hudson, elle va au-delà de la binarité et inclut dans son fondement le genre ainsi que les autres identités croisées. Les inégalités de genre dont font face les femmes du Sud-Kivu, d’Uvira, de Gatumba et d’ailleurs attisent l’énergie de la lutte à laquelle je m’inscris aujourd’hui via Fluid Borders. Cette lutte m’invite à prendre conscience qu’il existe une relation étroite entre le féminisme et la lutte écologique. Par conséquent, la préservation de « la mère nature » nécessite de repenser aux relations entre les genres en même temps qu’entre les humains et la nature.
Le programme commun des Nations Unies pour les femmes, la paix et le climat à travers ses différents projets a témoigné du meilleur apport et implication des femmes dans la prévention des conflits (tels que discuté par Ryan et Almagro). Les femmes sinistrées de Gatuma (Burundi) et d’Uvira (RDC) en sont la preuve. Malgré qu’elles font face quotidiennement aux injustices sociales, à la pression coutumière, aux groupes armés et à d’autres formes de violence dans cette zone frontalière, elles s’investissent dans la reconstruction de leur habitat meurtri par les eaux du lac Tanganyika et les effets du changement climatique. Je retiens cependant de ce cheminement vers l’écoféminisme que dans la gestion des ressources naturelles et les préoccupations environnementales, il est important de prendre en compte la question du genre, et plus particulièrement de traiter les femmes comme plus que des victimes des inégalités, des conflits, du régime patriarcal, des risques.
Crédit des Images: Photo de couverture Route Innondée du Poste de Frontière de Kavimvira, Astrid Jamar. Dessins de l’atelier Paix dans la frontière de gauche à droite: “ Paix dans la frontière et dans les communautés,” Christelle Balegamire; ”Un grand arbre,” Ngalya; “Amani kwenye mupaka,” Wabiwa.