Ecrit par Astrid Jamar
Comment articuler une étude Critique de la Paix à partir d’approches féministes décoloniales basées sur les arts?
Répondant au besoin urgent d’apprécier des manières alternatives de connaître la violence, je m’intéresse aux visions pluriverselles de la paix. Mais comment rendre compte de visions pluriverselles, c’est-à-dire la multitude de façons de vivre et de comprendre le monde? Depuis 2020, mes activités de recherche se demandent comment trouver un point d’entrée pour connaître autrement. J’ai commencé à organiser des ateliers pilotes utilisant le dessin comme méthodologie pour mobiliser les savoirs sensorielles, et ainsi confronter les visions binaires et linéaires trop souvent déployées par l’industrie de la construction de la paix au Burundi et au Sud-Kivu en République démocratique du Congo (RDC). La démarche est ancrée dans les débats féministes décoloniaux basés sur les arts. Ce blog introduit la méthodologie du dessin, les opportunités et enjeux éthiques qui en ressortent.
Dessiner pour Connaître la Paix Autrement
Pourquoi vouloir connaître la paix autrement ? Les connaissances produites sur les interventions pour la paix ont longtemps été articulées autour des réponses aux causes profondes et aux symptômes de la violence. Les études sur les conflits reconnaissent de plus en plus les limites de ces interventions en raison de leur logique euro-centrique. En effet, les modes de savoirs ‘occidentaux,’ ‘scientifiques,’ et ‘masculins’ ont tendance à projeter des visions linéaires et binaires de la connaissance sur les conflits qui ne correspondent ni aux trajectoires de la violence, ni aux expériences des personnes qui vivent ces violences. En d’autres termes, je cherche à exposer ce que signifie de réévaluer ce que nous savons, comment nous le savons et ce que nous prenons au sérieux dans nos rencontres de recherche, et documenter toutes ces visions alternatives du monde qui existent déjà mais qui ne sont pas facilement palpables dans nos réalités coloniales.
Les méthodes de recherche basées sur les arts offrent la possibilité d’inclure les dimensions sensorielles, visuelles pour rendre compte d’expériences nuancées au-delà du savoir logocentrique (mots et paroles). Ces méthodologies permettent de connaître autrement, d’explorer, et d’analyser en profondeur les expériences et ressentis de chacun. Parmi la grande variété d’approches de recherche basée sur les arts, la méthodologie du dessin permet d’engager des échanges autour du savoir sensorielle – acquis par les sens et le corps – entre adultes bien que souvent perçue comme une approche adaptée aux enfants. Cette méthodologie sont déployées dans les études aussi variées que la perception de l’éducation en Afrique du Sud, la dépression postnatale en Australie, les rêves de réfugiés Chiliens en Californie, ou les perceptions quotidiennes des conflits en Birmanie.
La manière dont les dessins sont produits, rassemblés, et/ou mobilisés varie fortement d’un projet à l’autre. Pour certains, les sessions de dessin équivalent à l’organisation d’un focus group où les participants sont invités à dessiner et discuter sur un sujet donné afin de collecter de données, ensuite analysée par les chercheurs. Pour d’autres, les interactions entre les participants et les chercheurs façonnent tout le processus de la recherche. Par exemple, Nakashima a dessiné en discutant avec des réfugiés chiliens, ces derniers commentaient et influençaient le produit artistique final. Le matériel artistique produit autour de ces échanges a ensuite été exposé dans des musées et intégré dans des discussions universitaires. Les œuvres exposées dans des galeries consistent à une nouvelle forme de transmission du savoir, qui produit des formes immersives et sensorielles de compréhension dans des cadres sociaux qui diffèrent de la lecture intellectuelle et solitaire des textes.
S’inspirant de ces démarches, depuis janvier 2023, on est toute une équipe qui continue d’expérimenter la méthodologie du dessin dans la frontière Burundaise-Congolaise. Nous avons pour ambition d’inclure les participants à travers les différentes étapes du projet dès les premiers ateliers, dans l’analyse des contributions de chacun, dans la recherche de solutions concrètes, ainsi que tout au long de la dissémination des réflexions de notre recherche.
Les questions éthiques : Mitiger les Asymétries de Pouvoir et l’Extractivisme
La dimension participative de la recherche par les arts est souvent promue pour sa capacité de mitiger les asymétries de pouvoirs entre nous les chercheurs et les participants. Cette méthodologie accorde un rôle important aux participants dans la mise en forme, l’analyse de leurs contributions à la recherche, ainsi que la formulation de solutions. Nos différences expériences confirment que les moments de silence – pendant lesquels chacun se concentre sur son propre dessin – permettent d’ouvrir beaucoup de portes sur le type de thématiques, et les types de savoirs mis sur les tables. Ces approches n’absolvent pas les tensions de visions concurrentes et les asymétries de pouvoir dans la gestion d’un projet pour autant. En outre, les méthodologies participatives et artistiques ne sont pas intrinsèquement décoloniales ou féministes. Historiquement, le savoir scientifique a été développé à travers des pratiques racistes, d’exploitation des peuples indigènes, d’extraction d’informations pour consolider une hiérarchie des savoirs eurocentrés. Le besoin de déconstruction de processus de production des savoirs et de ces biais racistes reste une préoccupation permanente.
Lors de mon premier pilote de recherche par le dessin dans la frontalière congolaise, les dessins et les discussions sur les dessins ont été particulièrement riches. Les formes de savoir sensoriel et spirituel sont arrivés au centre des débats rapidement, tout en élaborant en profondeur sur les différentes visions du monde. Ceci dit, plusieurs participants se préoccupaient de vérifier si leurs interventions correspondaient à ce que j’attendais d’eux. Je me suis retrouvée dans une posture d’extraction des données par le dessin. J’ai pris une année pour réarticuler le projet autour de ces enjeux éthiques avant d’organiser des ateliers de dessin.
Dans la phase actuelle du projet, tous les aspects méthodologiques seront continuellement réarticulés, renégociés et redéfinis avec les 20 participants de la recherche avec lesquels nous allons collaborer pendant huit mois. Un des grands défis du projet consiste donc pour nous les chercheurs à désapprendre ce que nous nous avons appris, à rendre compte des privilèges de classe, de race et de genre et de leurs impacts dans la production du savoir, et ainsi de continuer à lutter pour une liberté épistémique. Il n’est donc pas question de prétendre que les méthodologies artistiques éliminent les préoccupations éthiques, mais plutôt de réfléchir comme d’autres l’ont déjà fait sur « Quelles questions pratiques, politiques et communautaires doivent être prises en compte lors de la conception de processus artistiques et d’activités participatives dans une perspective de décolonisation ? » Et de documenter de ces expériences méthodologiques, y compris les avancées et doutes tout au long du processus.