Ce blog fait partie de la série de blogs Fluid Borders. Fluid Borders est un projet entrepris par une équipe composée de chercheurs universitaires, d’artistes, d’activistes féministes, et de personnes gravement touchées par les inondations autour du lac Tanganyika et de ses lits de rivière. En s’appuyant sur la pensée frontalière et le dessin comme méthodologie de recherche, nous explorons ensemble les frontières littéralement et métaphoriquement fluides dans les zones frontalières entre le Burundi et le Congo, ainsi que leurs implications pour l’éducation à la paix à partie de perspectives féministes décoloniales. Ce blog s’inspire en partie d’un de nos blogs en français – Dessiner dans la Frontières écrit par Astrid Jamar, Christelle Balegamire, et Jean-Paul Nizigiyimana et d’interactions avec tous les membres de l’équipe. Ce texte en français a été traduit de l’anglais par Clément Basabose.
Autrice : Astrid Jamar
Au cours des six derniers mois, nous avons utilisé des méthodes de recherche artistiques pour interroger la production de la connaissance sur la consolidation de la paix, en particulier ces deux défis inhérents : les asymétries de pouvoir et l’extractivisme de données. Globalement, notre objectif est de réimaginer des approches décoloniales de l’éducation à la paix dans les zones frontalières entre le Burundi et le Congo.
Au sein cet espace réflexif commun, nous remettons en question des idées préconçues sur la consolidation de la paix par le biais de métaphores, à savoir la signification de la fluidité en termes d’identité, d’États-nations, de traversée des frontières, d’élévation du niveau du lac Tanganyika, de graves inondations, ainsi que l’enchevêtrement d’une telle fluidité avec l’insécurité et les conflits armés au sein même de cette zone frontalière. Mais qu’est-ce que nous apprenons de ce processus ? Qu’est ce qui ressort de nos ateliers de dessins dans la zone frontalières ? Comment pouvons-nous nous appuyer sur cette réflexion commune pour passer à la phase suivante du projet, c’est-à-dire réfléchir aux implications pédagogiques de ces expériences méthodologiques ?
Images de gauche à droite – Carte des lits des rivières à la frontière burundo-congolaise, photo de la rivière Ruzizi vue d’un avion, photo de membres de notre équipe sur le parking inondé de la réserve naturelle de la Ruzizi, photo de la route inondée où se trouve le bureau des douanes congolaises et burundaises, capture d’écran de Google map montrant la route entre Gatumba et Uvira. Même si Google indique 45 minutes, le passage de la frontière peut prendre jusqu’à deux ou trois heures en fonction des files d’attente à la douane et de l’état de la route.
Des méthodes artistiques pour réexaminer comment nous savons ce que nous savons
Pourquoi devrions-nous nous interroger sur la production de la connaissance ? Je participe aux débats critiques sur la paix et les conflits depuis près de vingt ans. Les universitaires s’accordent de plus en plus sur le fait que les interventions de la paix échouent en raison de leur logique occidentalo-centrée.
Pourtant, ces approches interventionnistes linéaires continuent de façonner la manière dont les conflits armés sont traités par les institutions. J’ai présenté à plusieurs reprises une critique solidement étayée de la colonialité de la consolidation de la paix et de la justice transitionnelle dans divers contextes universitaires et politiques à travers les continents. Ma critique n’a pas été nécessairement démentie, mais elle a souvent été écartée au motif qu’elle ne proposait pas d’alternatives. Comme les féministes décoloniales l’ont largement démontré, il existe déjà une multitude de manières non-occidentales d’être, de connaître, de résister et d’agir contre la violence. Plutôt que de mettre des alternatives sur la table, il semble essentiel de s’engager dans un processus de réévaluation de ce que nous savons, de la manière dont nous le savons, de ce que et de qui nous prenons au sérieux dans nos propres rencontres de recherche – et de continuer à secouer les débats sur la paix et les conflits à partir d’une telle réflexion commune.
En tant qu’équipe de Fluid Borders, nous nous sommes tournés vers des méthodes artistiques pour nous engager dans la multitude de façons “de vivre et de comprendre le monde”, y compris les multiples façons de donner un sens aux enchevêtrements entre les corps, la nature, le conflit et la paix dans les zones frontalières. De janvier à mai 2023, nous avons organisé 14 ateliers à travers la frontière Uvira-Gatumba autour des thèmes suivants : les frontières et le pluriverse, Gatumba comme delta, l’identité dans la frontière, les agents frontaliers, les stéréotypes genrés dans les proverbes kirundi, etc.
Les albums des ateliers sont disponibles sur Flickr
Remettre en cause les asymétries de pouvoir et l’extractivisme à travers des réajustements méthodologiques
Nous cherchons à remettre en question les asymétries de pouvoir au sein de notre équipe principale en organisant régulièrement des sessions de lecture de textes académiques afin d’en tirer des conclusions analytiques communes ; nous dirigeons à tour de rôle les sessions d’atelier ; le leadership est réparti selon quatre dimensions en fonction de l’expérience et des intérêts de chacun : réflexion académique, production artistique, activités militantes, et implications pédagogiques. Nous avons tous participé à des sessions dirigées par d’autres et nous sommes passés en permanence du rôle d’animateurs à celui de participants. Ce faisant, nous cherchons à réduire autant que possible le fossé entre les ‘participants’ qui ont besoin d’apprendre et dont les ‘données brutes’ seront extraites, les ‘formateurs’ qui éduquent les ‘participants,’ et le fossé entre les ‘chercheurs locaux’ qui collectent des données ensuite ‘analysées’ par les chercheurs du ‘Nord’.
Plutôt que de chercher à maximiser le nombre de participants, nous avons réfléchi avec trois groupes de dix personnes à Uvira et à Gatumba pendant toute la durée du projet. Il s’agit d’artistes, d’activistes féministes, de petites commerçantes frontalières et de personnes gravement touchées par les inondations qui vivent dans ces zones frontalières fluides. Le groupe d’Uvira dirigé par le Caucus des Femmes comprend également des représentants de la société civile et des autorités, afin d’articuler avec eux les implications militantes et politiques du projet.
Photos d’ateliers de dessin à Uvira (RDC) et Bujumbura (Burundi)
Tout au long de la session, nous avons réajusté les étapes méthodologiques. Dans un premier temps, la majeure partie de la session de trois heures était consacrée au dessin, à la réflexion, et à la discussion d’une métaphore présélectionnée (par exemple, se sentir comme un lapin lorsqu’on passe la frontière). Nous concluaient les sessions en prenant quelques minutes pour rédiger un texte décrivant le dessin. Nous supposions que ces courts textes seraient une base utile pour écrire un blog sur chaque atelier. Nous voulions briser la séparation traditionnelle entre la collecte et l’analyse des données, et impliquer tout le monde dans le processus d’écriture. Cependant, ces textes courts ne reflétaient pas la profondeur des conversations suscitées par le fait de dessiner sur des pages blanches.
Sur la base de cette observation, KIOKA – l’organisation qui dirige les dimensions artistiques du projet – a organisé quelques ateliers centrés sur la poésie et des exercices d’écriture. En outre, les préparatifs logistiques exigeant ont laissé peu de temps pour s’asseoir, réfléchir, lire, discuter, et écrire. En conséquence, les chercheurs du projet ont consacré deux mois à la réflexion sur ces interactions, à l’intégration des perspectives féministes décoloniales dans les idées émergentes, et se sont fait aider par une coach d’écriture. Les textes émergents, dont celui-ci, seront traduits en kirundi et en swahili, avant d’être lus et discutés avec les 30 participants lors de la prochaine série d’ateliers.
Qu’est-ce que nous apprenons – ou que devons-nous continuer à désapprendre ?
Quatre participants ont rejoint notre équipe centrale core team pendant trois jours pour réfléchir aux implications pédagogiques de ces ateliers de dessin. Dans ces conversations stratégiques, les participants illustrent certains avantages et limites de notre approche :
C’est un projet qui sort de l’ordinaire. On n’a pas de module, de définition de la paix, ou d’indications souvent trop cadrées. C’est l’occasion d’exprimer des sentiments qui manquent souvent de mots. On est habitué aux modules, on se rend compte que l’on peut tous faire des dessins, on a tous la capacité de faire passer des messages.
Le dessin est comme une thérapie, mais qu’en fait-on après ?
Nous n’avons pas compris la philosophie du projet, quelle est sa mise en œuvre ?
Malgré ce sentiment commun d’incertitude, nous pensons tous que c’était une victoire évidente de travailler sans matériel préalablement conçu sur lequel les participants seraient formés. Commencer les sessions avec des pages blanches a ouvert la porte à une grande variété de perspectives, et a permis à la plupart des participants de partager leurs propres points de vue en toute confiance. Cependant, les objectifs principaux du projet peuvent parfois se perdre dans le processus.
Nous nous sommes demandé ce que nous apprenions réellement de ces sessions. La réflexion par le dessin et les métaphores a donné lieu à des discussions transparentes et à des réflexions approfondies. Mais sommes-nous vraiment en train de déconstruire la colonialité de l’industrie de la paix ? Pour paraphraser Gioia Kayaga, poète slameuse et coordinatrice de KIOKA, nous éloignons-nous vraiment du “syndrome du bon élève” ? Sommes-nous vraiment en train d’inverser les configurations de pouvoir asymétriques ? Une autre préoccupation était que les problèmes structurels ne sont pas représentés dans les dessins alors que les complications logistiques pour organiser, assister et participer à ces sessions sont directement liées à l’insécurité, à la sensibilité politique, à la précarité, aux problèmes de santé, à l’accès stable à l’électricité, aux règles financières, à la pénurie d’essence, etc. Comment rendre compte de ces défis structurels qui ne sont pas nommés et discutés dans les ateliers ?
En fin de compte, les réflexions que nous menons lorsque nous imaginons et expliquons les détails de nos dessins, lorsque nous en discutons en groupe, et lorsque nous sortons de ces sessions font partie du processus pédagogique. Nous apprenons et désapprenons de ce qui est dit, à travers nos discussions d’équipe sur nos stratégies d’écriture, en commentant les blogs des uns et des autres, en préparant l’étape suivante du projet, et en revenant constamment à la question centrale du projet : comment savons-nous ce que nous savons ?