Ce blog fait partie de la série de blogs Fluid Borders. Fluid Borders est un projet entrepris par une équipe composée de chercheurs universitaires, d’artistes, d’activistes féministes, et de personnes gravement touchées par les inondations autour du lac Tanganyika et de ses lits de rivière. En s’appuyant sur la pensée frontalière et le dessin comme méthodologie de recherche, nous explorons ensemble les frontières littéralement et métaphoriquement fluides dans les zones frontalières entre le Burundi et le Congo, ainsi que leurs implications pour l’éducation à la paix à partir de perspectives féministes décoloniales. Le plan méthodologique pour ce blog consistait à approfondir les analyses écoféministe à partir d’un atelier d’échange et de discussion avec quatre sinistrées victimes des inondations de 2020 survenues suite au débordement de la rivière Mulongwe à Uvira (RDC) ; et de dix autres sinistrées ayant subi en répétition les inondations du lac Tanganyika, du côté Gatumba (Burundi).
Auteure: Christelle Balegamire Karuta, Université Catholique de Bukavu
Chaque mois d’avril, les habitants d’Uvira et de Gatumba s’apprêtent à affronter le fléau des inondations répétées qui inondent leurs terres, leurs parcelles, font tomber les murs de leurs maisons, et emportent leurs biens. Les sinistrées nous parlent de rivières et lacs en colère et des luttes quotidiennes qu’elles mènent pour rester débout. Face à la montée des eaux, ces femmes ne se contentent pas de subir, elles s’impliquent dans des réponses communautaires et dans des stratégies de survie qui dénoncent également les enjeux globaux. En effet, cette situation au bord du Lac Tanganyika est le produit de bouleversements climatiques et des inégalités structurelles globaux. Le vécu des sinistrées révèle des liens profonds entre leurs corps, la terre, et la nature affectée par la dégradation environnementale, les logiques capitalistes de précarisation, et l’indispensable mobilisation pour une justice sociale et écologique.
Les rives disparues, les vies bouleversées : comprendre l’injustice climatique vécue aux rives du Tanganyika”
Les émissions, majoritairement produites par les pays riches, entraînent des phénomènes météorologiques extrêmes, tels que les précipitations accrues et imprévisibles, qui submergent les infrastructures déjà précaires des pays africains. Les inondations à Uvira et Gatumba illustrent une injustice climatique, où des populations vulnérables, responsables d’une faible part des émissions globales, subissent des crises humanitaires et des déplacements massifs. Ce déséquilibre reflète une colonisation du futur, où les pratiques extractivistes et l’inaction des pays industrialisés hypothèquent les générations futures, appelant à une action internationale urgente (IPCC 2021; Van Aalst, 2006).
Les coûts faibles d’achat et de location des parcelles sur les rives du lac Tanganyika et des rivières (Ruzizi, Mulongwe) expliquent l’agglomération des populations dans ces zones à haut risque. Bien que des accords régionaux, tels que ceux définis par l’OGIRABT (2012), imposent une zone de protection de 150 mètres interdite à la construction, cette législation révèle ses limites face aux réalités géographiques dynamiques. En effet, le lac Tanganyika a vu ses rives progresser de plus de 400 mètres à l’intérieur des terres au fil des années, une situation non prise en compte par les cadres législatifs en RDC et au Burundi. Cette déconnexion entre la loi et les mouvements naturels des rives illustre la complexité de la relation entre humain et le territoire qu’il occupe.
Les déplacements des rives, en constante évolution, affectent directement la vie des habitants, les exposant à des inondations récurrentes et à des risques sanitaires accrus dus à la pollution et à l’insalubrité. Les efforts intergouvernementaux et communautaires pour adapter ces lois aux changements environnementaux ou pour renforcer la résilience locale restent insuffisants. La rigidité des cadres législatifs, combinée à l’absence de suivi régulier des transformations géographiques, contribue à perpétuer la vulnérabilité des habitants dans ces zones à risques marquées par une relation fragile souvent conflictuelle entre les besoins humains et les changements territoriaux.
À cette ingérence intergouvernementale s’ajoute une autre dynamique de marginalisation : les épouses de certains soldats exploitent illégalement le sable sur la rive du lac, accentuant la dégradation environnementale et perpétuant une forme de discrimination envers les riverains. Ces femmes, d’une protection informelle en raison de leur statut, illustrent une hiérarchisation des privilèges dans ces zones sinistrées, où être « femme de soldat » confère un avantage social et économique, souvent au détriment des communautés locales déjà vulnérables. Cette exploitation illégale contribue non seulement à la précarité des riverains, mais aggrave également les effets des inondations en accélérant l’érosion et en fragilisant davantage l’écosystème du lac.
Cependant ; des discussions, ces questions qui traduisent les préoccupations qui gardent les sinistrées debout bien que les murs de leurs maisons se sont écroulés ont continué à raisonner dans les esprits des victimes.
« Mère nature où t’ai-je fait mal et pourquoi je ressens ta colère dans mon être ? ».
« …voilà que Elle (nature, rivière, eau) qui était autrefois douce et tendre devient méchante et fâchée. Quelle est notre part de responsabilité à tout ça ? Cela ne vient-il pas du fait qu’on a tout détruit ? Qu’on a coupé tous les arbres et que la terre est désormais nue ? »
Les ressentis, les émotions, les mots, les gestes des sinistrées qui émanent de ces dessins traduisent un sentiment fort de désolation, un désespoir qui cherche à comprendre pourquoi cette colère s’abat sur leurs maisons. Ce désespoir témoigne de l’impact profond et multidimensionnel des crises climatiques sur les populations vulnérables, en particulier les femmes autochtones. Les ressentis, les émotions, et les gestes décrits ne sont pas de simples réactions à une catastrophe naturelle ; ils incarnent une résistance silencieuse et une quête de sens face à des structures de pouvoir qui maintiennent l’injustice climatique.
Corps épuisés, vies précarisées : les sinistrées face au système
Pour Mme Wabiwa, petite commerçante et sinistrée, elle passe des longues heures à traverser la frontière entre Gatumba (Burundi) et Uvira (RDC) pour acheter des tomates à Gatumba et revendre à Uvira. Son corps porte les marques de cette expérience : fatigue physique, stress émotionnel et impact des multiples tracasseries administratives et économiques qu’elle endure quotidiennement. Elle qui travaillait autrefois dans son terroir, les catastrophes récurrentes des inondations lui pousse désormais à emprunter les pas des milliers des femmes commerçantes qui traversent tous les jours cette frontière pour la même cause, survivre.
Les expériences corporelles, exacerbées par une précarisation persistante, témoignent d’un combat pour la survie où le vécu et l’habitat se confondent dans une lutte continue pour maintenir la dignité et la vie. En réunissant des voix comme celle de Mme Wabiwa, il s’ouvre un espace pour explorer ces interactions complexes entre corps, territoire et violence structurelle, tout en proposant des alternatives ancrées dans des expériences vécues. Bien que cette frontière soit précaire et violente, elle constitue en effet une alternative pour les sinistrées et bien d’autres ménages qui survivent parce qu’elle existe.
Les témoignages des femmes sinistrées des inondations des rivières et du Lac Tanganyika ont révélé une dynamique complexe où la colonialité se manifeste à travers une exploitation renforcée de leur rôle dans la gestion des ressources naturelles. Cette précarité, exacerbée par les inégalités globales, est aggravée par les ONG et les industries de la paix qui, sous couvert d’aide, imposent souvent des solutions standardisées, ignorantes des contextes locaux et des réalités genrées. Ces dynamiques ne font que renforcer la colonialité du genre en plaçant les femmes au centre des responsabilités environnementales, tout en les privant des ressources et du pouvoir nécessaires pour transformer durablement leur situation.
Le capitalisme, avec ses dimensions extractivistes et violentes, domine les dynamiques mondiales à travers des mécanismes économiques, sociaux, politiques et culturels. La surexploitation de la nature s’inscrit conséquemment dans une logique où s’entremêlent l’exode rural, les demandes croissantes de besoins énergétiques, la dégradation de l’environnement, la destruction de la nature (forêts, eaux, etc.), et le creusement des inégalités sociales. Cette logique extractiviste repose également sur une exploitation patriarcale qui invisibilise les liens entre l’oppression des femmes et la destruction de l’environnement où le capitalisme exploite la nature de la même manière qu’il impose une division sexuée du travail et exploite le travail reproductif des femmes (MacGregor, 2010). Hudson (2016) appelle à renégocier notre rapport à ces défis planétaires, en adoptant une posture collaborative, décoloniale et féministe. Face à des « rivières et lacs en colère » et des écosystèmes fragilisés, il est urgent de dépasser les logiques extractivistes pour imaginer des alternatives basées sur la justice sociale et environnementale. Cela implique de reconnaître que la justice sociale et environnementale ne peut être atteinte sans une révision des rapports de pouvoir patriarcaux.
Conclusion
La vision écoféministe que nous mettons en avant ici, met en lumière les luttes des femmes sinistrées face aux défis climatiques, tels que les inondations de la rivière Mulongwe et du lac Tanganyika, exacerbées par le capitalisme extractiviste dans cette zone frontalière. Ces femmes ne sont pas seulement des victimes, mais des actrices résilientes qui luttent pour leur survie. Leur engagement révèle une profonde interdépendance entre leur vécu et environnement. À travers des pratiques collectives et une réflexion décoloniale, le projet Fluid borders nous invite à repenser les relations entre humains et nature, tout en affirmant que la lutte contre le dérèglement climatique ne peut se faire sans une véritable prise en compte des inégalités sociales, de genre, et environnementales.
Références bibliographiques
, H. (2016) Decolonising gender and peacebuilding: feminist frontiers and border thinking in Africa, Peacebuilding, 4:2, 194 209, DOI: 10.1080/21647259.2016.1192242
MacGregor, S., 2014. Only resist: Feminist ecological citizenship and the post‐politics of climate change. Hypatia, 29(3), 617-633.
Organisation pour la gestion intégrée des ressources aquatiques du bassin du Tanganyika : OGIRABT (2012). Convention sur la gestion durable du lac Tanganyika. IWLEARN. Consulté à https://iwlearn.net/resolveuid/104dd0a81cb3a21c7e235e66402b2e6d
PCC (2021). Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change (AR6). Cambridge University Press. Disponible sur : https://www.ipcc.ch
Van Aalst, M.K. (2006). The impacts of climate change on the risk of natural disasters. Disasters, 30(1), 5–18. https://doi.org/10.1111/j.1467-9523.2006.00303.x