Le Burundi et la RDC sont des pays où la tradition orale domine. L’utilisation agile de proverbes dans les discours cérémoniels lors de mariages, dotes, funérailles, ou rencontres politiques est perçue comme un signe de grande sagesse. Vu leur importance dans la vie sociale et politique au Burundi et en RDC, les proverbes sont apparus comme un levier idéal pour aborder les questions liées au patriarcat et à la colonialité du genre. Nombreux proverbes ont des dimensions genrées ; peu sont élogieux envers les femmes. Dans ce blog, nous partageons les discussions menées avec le groupe de participants de Gatumba sur les proverbes, et leur rôle dans la reproduction, transgression, résistance et combat contre les stéréotypes patriarcaux et sexistes. Nous en proposons une analyse féministe décoloniale.
Les féministes décoloniales ont démontré comment la fixation des identités genrées de manière binaire, l’hétérosexualité, et la différenciation raciale des structures genrées ont eu un rôle important dans le déploiement du pouvoir colonial (Miñoso, Lugones, and Maldonado-Torres 2022; Tamale 2020; Dieng 2021). Par exemple Oyewumi Oyeronke s’oppose aux catégories de genre occidentales qui sont basées sur “une dualité homme/femme dichotomique et binairement opposée, dans laquelle l’homme est supposé être supérieur et, par conséquent, la catégorie déterminante.” Ces arguments déployés par les féministes bourgeoises européennes et d’Amérique du Nord négligent trop souvent les différences d’oppression articulées autour des processus de classification raciale et de leur hiérarchisation (Lugones 2010). Aujourd’hui, en 2023, les logiques coloniales et patriarcales persistent ; et se sont imbriquées graduellement aux normes sociales et de mode de gouvernance de chaque société.
Pour revenir au lien entre les proverbes kirundi et la colonialité du genre aujourd’hui, les espaces festifs où les discours sont prononcés constituent des foyers d’influence sociale. Cependant ce n’est pas nécessairement dans ces espaces que lesdits proverbes sont pensés. Ils proviennent principalement des cercles de pouvoir politique, sociale et religieux. Les missionnaires européens ont été des acteurs centraux à la colonisation de l’esprit à travers l’introduction de la religion catholique dans la région, de l’éducation formelle, et dans la production de publications universitaires. Les premières analyses écrites sur les proverbes ont été faite par ces premiers missionnaires catholiques dans la région. D’où la complexité de retracer précisément le processus d’imbrication des différents modes de pouvoir, des différences sources du patriarcat, et de hiérarchisation des identités raciales et genrées véhiculées à travers les proverbes.
Lors d’un atelier avec le groupe de Gatumba, les treize participants, nous y compris, ont produit une liste de plus de cinquante proverbes qui font référence à la femme, la maison, la violence domestique, la sexualité, la famille et/ou le célibat en moins de trente minute. Ces proverbes formulent des rôles sociaux et ainsi projettent des relations sociales genrées qui reproduisent des stéréotypes patriarcaux, sexistes, et qui assujettissent les femmes. Pour aller au-delà de ces stéréotypes, on a encouragé tout le groupe à dessiner un proverbe de leur choix de manière subversive, c.à.d. en dessinant le contraire de ce que le proverbe exprime. Rosalba Icaza nous rappelle que la décolonialité est « une pratique libératoire qui tente de défaire la colonialité des institutions », « une pratique de refus, en particulier des logiques de domination institutionnelles qui effacent les multiples mondes alternatifs donnant sens (au monde) et qui les fragmentent au lieu d’affranchir leur multiplicité imbriquée ». On discute ici les dessins en trois catégories : ceux qui reproduisent des visions patriarcales, ceux qui interprètent les proverbes de manière subversive, et ceux qui proposent des interprétations féministes.
Les dessins reproduisant des visions patriarcales
« Urugi ruvuye ku nzu, imbeho irinjira » « Quand une maison n’a plus de porte, le froid entre » par Justine
« Urugo rutagira umugabo ntakitarugera » « Une famille sans homme peut être attaquée par n’importe quoi » par Ange
Dans le premier proverbe, Urugi ruvuye ku nzu, imbeho irinjira, la porte dont aucune maison ne peut s’en passer au risque de laisser rentrer le froid fait référence à l’homme. Sans porte, ou sans homme, une maison n’est pas à l’abri de problèmes. Le deuxième proverbe, Urugo rutagira umugabo ntakitarugera, de manière bien plus explicite affirme que seul l’homme peut protéger son foyer. Les deux proverbes expriment le rôle primordial de l’homme, projette l’attente sociale de composer foyer hétéronormatif où la femme n’est pas capable de se protéger. L’absence d’un père de famille, d’un mari mort ou parti symbolise le début de toute ingérence extérieure de la famille.
Les dessins avec une interprétation subversive
« Une femme soumise garde son foyer » (par Christelle)
« Il est interdit à une femme de monter sur le toit » (par Ornella)
Les interprétations de ces deux proverbes attirent l’attention sur la marge de manœuvre et l’autonomisation des femmes au foyer comme au travail. Au lieu de dessiner « une femme soumise (qui) garde son foyer », Christelle a dessiné une femme qui peut travailler, s’amuser, dénoncer le mal, prendre la parole tout en demeurant un pilier pour son foyer. Dans les coutumes de l’Est de la RDC d’où elle est originaire, il est attendu d’une épouse modèle de se plier au désir de son époux, même en cas de violence ou de maltraitance. Affronter ces stéréotypes d’une femme au foyer modèle véhiculés à travers les proverbes peut conduire à la qualification d’une « femme difficile, insoumise », une femmes qui ne mérite pas le respect ou le soutien de la communauté.
Dans les croyances ancestrales burundaises, une femme menstruée ne peut pas monter sur le toit pour poser la paille (lien facebook de l’expo BST à rajouter) car ça impliquerait que la pluie traverserait ce toit lors de la saison des pluies. Aujourd’hui, ntamugore yurira inzu fait aussi référence à l’interdiction imposée aux femmes de pratiquer certaines professions. Ornella nous explique « moi je peux monter sur le toit ; il y a des femmes qui travaillent comme charpentier, chauffeur de taxi, ingénieur, leader d’Eglise». Malgré les stéréotypes et discriminations basées sur le genre, nombreuses femmes entreprennent des luttes et démarches pour se faire respecter et faire respecter leur savoir-faire et connaissance au sein de leur communauté. Les attentes sociales envers une femme ou la répartition des tâches parentales et domestiques sont en train de se redéfinir bien que certains sont encore retissant.
Les proverbes qui ouvrent la porte aux interprétations féministes
« Entre la folie et le génie, la frontière est mince » (Astrid)
« Une personne qui marche seule est une sorcière »
« Une femme rancunière cuisine mais le repas n’est jamais prêt » « Umugorew’agatimatarentatekangobishe »
Certains proverbes nous aident à déconstruire cette vision de ‘femme au foyer soumise’ ; et nous permettent des interprétations féministes qui illustrent la fluidité du genre et l’insoumission dans la vie quotidienne de chacun et chacune. Bien que les rôles et stéréotypes sociaux soient genrés, ils ne s’appliquent pas systématiquement dans une vision binaire et assujétissante au quotidien. Le dessin de gauche fait un clin d’œil au travail de Silvia Federici exposant comment la chasse aux sorcières et l’instauration du patriarcat ont été essentielles et continuent de l’être pour l’accaparation des terres et des biens communs par l’élite capitaliste en Europe et en Afrique. Bien que le patriarcat nous essaye de nous faire croire que les hommes sont plus savant que les femmes, « entre la folie et le génie, la frontière est mince » et Mwendapeke ni mulozi (une personne qui marche seule est une sorcière) nous invitent à remettre en question cette répartition de «la connaissance savante de bibliothèque » pour les hommes et de la folie, la solitude, de la sorcellerie, et du bucher pour les femmes.
C’est la perpétuation de cette fausse binarité que les féminismes condamnent. Le proverbe de gauche – Umugorew’agatimatarentatekangobishe – nous indique que même quand une femme donne l’impression de préparer le repas, elle garde le choix de ne pas le terminer. Dans ces espaces domestiques, malgré les apparences et les attentes sociales stéréotypées, la résistance, les connaissance, la prise de pouvoir, et l’insoumission sont là. Ceci bien avant nos discussions sur les proverbes.