Ce blog fait partie de la série de blogs Fluid Borders. Fluid Borders est un projet entrepris par une équipe composée de chercheurs universitaires, d’artistes, d’activistes féministes, et de personnes gravement touchées par les inondations autour du lac Tanganyika et de ses lits de rivière. En s’appuyant sur la pensée frontalière et le dessin comme méthodologie de recherche, nous explorons ensemble les frontières littéralement et métaphoriquement fluides dans les zones frontalières entre le Burundi et le Congo, ainsi que leurs implications pour l’éducation à la paix à partie de perspectives féministes décoloniales. Ce texte présente une réflexion de Christelle Balegamire sur le multilinguisme et la décolonialisation des esprits sur base de son experience de chercheuse et a été enrichi par des échanges avec Astrid Jamar, Jean-Paul Nizigiyimana, et Alžběta Šváblová.
Auteure: Christelle Balegamire
Entant que chercheuse congolaise qui parle couramment le Français et le Swahili, j’ai d’énormes difficultés à m’exprimer entièrement dans une seule langue sans en mêler une autre. Je rencontre des défis de traduction, d’interprétation, et même de compréhension des mots ou des idées en Swahili qui est pourtant ma langue natale ou en Français ma langue d’éducation. Une série de défis que j’identifie comme « poids linguistique ».
Réfléchir sur la colonialité de ce poids linguistique, c’est reconnaitre ce paradoxe qui est claire et net devant moi. « C’est l’épistémologie de ceux qui ne veulent pas se soumettre à l’eurocentrisme/ la colonialité mais qui, en même temps ne peuvent pas l’éviter ». Cette phrase de Mignolo traduit le mieux ce ressenti. Dans ce projet FluidBorders où je suis chercheuse, les débats sont décalés de deux côtés de la frontière entre Uvira (en RDC) et Bujumbura (au Burundi) compte tenu de l’utilisation quotidienne du Français. J’identifie ce décalage par le fait que les discussions entre Burundais se font principalement en Kirundi, alors qu’au Congo même entre collègues qui parlent tous le Français ou le swahili, le mélange de deux est toujours présent. Cette différence dans la monotonie de la langue chez les uns et le mélange chez les autres constitue mon point de départ dans mes réflexions féministes décoloniales du combat contre l’impérialisme et l’imposition des langues issues de la colonisation.
En tant que chercheuse bukavienne, congolaise et swahiliphone, le Français et l’Anglais constituent les moyens d’écriture dans mon travail. Est-ce nier mon identité si je n’intègre pas le Swahili ou les autres langues locales de ma région dans mes démarches d’écriture scientifique ? Avant de répondre à cette question, j’aimerai préciser que je considère que ces langues dites « locales » devraient être valorisées dans le système éducatif de mon pays, la RDC. L’instauration de la langue Française par le ministère de l’enseignement belge dans le programme éducatif congolais date de 1955. 68 ans plus tard, les établissements scolaires (secondaires et primaires) de la ville de Bukavu, capitale de la province du Sud-Kivu, nous démontrent à quel point l’impérialisme et ses implications linguistiques continuent à prendre le dessus.
Parler le Swahili à l’école est considéré comme une infraction grave dans nombreuses écoles de Bukavu, pourtant le Swahili fait partie des quatre langues nationales du pays. L’élève attrapé en train de parler dans une langue autre que le Français est sanctionné d’une exclusion de plus ou moins 48h.
Cet exemple me ramène à NgugiwaThiong’o qui explique à quel point les communautés scientifiques et politiques ont illustré avec conviction la logique toute-puissante de la position inattaquable de l’Anglais (ou du Français) dans la littérature aussi bien dans le monde occidentale, qu’ailleurs, y compris sur le continent africain. Le colon a contrôlé la conception que le colonisé avait de lui-même et de sa relation au monde. Même après l’indépendance en RDC, le Français reste la langue dominante et officielle dans laquelle toute l’éducation et l’administration se font. Dans la perspective où les langues locales devraient avoir la même importance que les langues occidentales dans le système éducatif, cela aurait certes un impact différent dans le domaine de la recherche et ainsi dit dans « mes travaux de recherches ».
L’occidentalisation des mentalités des peuples colonisés tentent de convaincre ces derniers qu’ils seraient meilleurs en suivant le modèle occidental. L’emprise économique, culturelle, religieux, scientifique ne peut être totale sans le contrôle de l’esprit. L’imposition de langues coloniales et leur utilisation contemporaine ont joué et continuent de jouer un grand rôle dans l’impérialisme, l’asservissement et l’entretien des asymétries de pouvoir. L’évolution, la transmission et la manière de perpétuer une langue (locale à priori) constitue en effet une réinvention de l’histoire et des cosmologies. Anzaladua dans son livre Boderlands/La Frontera : the nouvelle Mestiza s’identifie comme une femme révoltée face à une culture qui restreint sa liberté. Elle se forge alors des idées, une identité qui défend ses convictions, et contribue ainsi à cette forme de réinvitions de l’histoire et des cosmologies. Dans ce livre, on y retrouve l’usage de plusieurs langues utilisées dans la zone frontalière mexicaine-texane, dont le nahuatl (la langue plus utilisée dans la région avant la colonisation), qui représente avec force cette réinvention identitaire.
A travers les générations et selon qu’on habite une région ou une autre, certaines langues ne constituent plus ni une voie de transmission, ni un moyen de communication. Il est cependant crucial de faire preuve de « la décolonisation de l’esprit ». C’est aussi à travers la langue que l’impérialisme a réduit les communautés à la soumission dans la manière de penser. Dans cette démarche décoloniale, en faisant des allers-retours entre Uvira et Bujumbura; il m’a semblé intéressant d’observer que le kirundi est valorisé aussi bien dans l’éducation que dans l’administration burundaise. Certes que pour le cas de la RDC, appliquer cela s’avère plus compliqué étant donné que le pays compte plus de 400 langues autochtones.
Par ailleurs, ces langues imposées par la colonisation sont désormais recapitalisées dans le contexte congolais actuel. Elles sont utilisées dans le monde académique, politique, et dans les échanges avec l’extérieur. Les différents dialectes et accents qui se forment autours du Français et/ou de l’Anglais constituent l’un des moyens qui prouvent leur lien, évolution et appropriation par ses usagers. Ainsi, à travers le mélange des langues autochtones et occidentales, on remarque la création des nouveaux mots. C’est le cas par exemple du « Daoulage » très employé au Congo de façon officielle comme un mot français. Il découle du mot swahili (du jargon congolais) « kudaula » qui signifie l’action de voler l’électricité.
Cependant, dans ma posture comme chercheuse qui utilise le Français et l’Anglais comme outils de communication, mon identité comme bukavienne et congolaise n’est nullement bafouée. Cela à travers la recapitalisation de ces langues occidentales qui permettent à mes travaux scientifiques d’atteindre une large audience y compris une partie des congolais. Etant donné que le système éducatif de la RDC n’a pas fourni et ne fournit pas jusqu’à aujourd’hui suffisamment d’effort dans la maitrise (écrite et parlée) de nos langues autochtones et nationales dont le Swahili. Cette question identitaire vis-à-vis de la langue de communication et de transmission demeure alors problématique dans certains contextes. Il est difficile pour moi de produire des travaux scientifiques qui peuvent atteindre l’autre partie des congolais qui ne parlent ni Français, ni Anglais étant donné que je ne maitrise pas suffisamment la grammaire swahili.
Mes réflexions de ce que j’appelle « poids linguistique » et cette réponse à la question énoncée ci-haut sur la prétention de nier mon identité lorsque les langues dites « locales » ne sont pas celles que j’utilise dans la rédaction de mes travaux scientifiques, m’ont ainsi conduit à faire une analyse critique et décoloniale. Celle-ci revalorise l’emploi des langues autochtones tout en ne repoussant pas ces langues issues de la colonisation.
Par emboitement à la pensée frontalière féministe, elle me pousse à prendre en compte la fluidité des dynamiques linguistiques qui me permet de naviguer aisément entre plusieurs langues. Cette pensée ne crée pas ses fondements sur des espaces idéalisés mais laisse place à la diversité en même temps. Les réflexions conjointes sur mes expériences vécues et les implications ontologiques de traverser la frontière Uvira-Bujumbura ont constitué les moyens de prise de conscience de ce poids linguistique dans ma trajectoire en tant que chercheuse. Le choix d’utiliser une langue ou l’autre ne devrait pas être perçu dans un sens binaire du bien ou du mal. L’usage de ce choix devrait mettre en suspend les impositions faite directement ou indirectement par les différentes trajectoires aussi bien professionnelles que sociales. Pour les chercheurs, ce choix devrait mettre en avant les langues d’extraction des données au même titre que les langues de dissémination.