Ecrit par Astrid Jamar, Christelle Balegamire, et Jean-Paul Nizigiyimana
Le dessin comme méthodologie de recherche Pilote #01
L’atelier de lancement de ‘Fluid Borders – Capturer les frontières fluides et les visions pluriverselles de la paix sur la côte du lac Tanganyika’ organisé à Bujumbura début janvier 2023 était principalement dédié à la méthodologie. De Janvier à Août, Fluid Borders explorera avec des groupes d’activistes féministes les visions pluriverselles de la paix dans la zone frontalière Burundo-Congolaise. Le projet s’appuie sur une méthodologie de recherche artistique pour rendre compte de visions pluriverselles, ou en d’autres mots, la multitude de façons de “vivre et de comprendre le monde,” y compris les multiples manières de faire sens des enchevêtrements entre les corps, la nature, les conflits, et la paix.
A partir d’une réflexion conjointe, le projet Fluid Borders a pour ambition de développer et de ré-imaginer des approches innovantes de l’éducation à la paix qui prennent compte ces visions pluriverselles. Lors de ce premier atelier, nous avons discuté et testé la méthodologie de recherche telle que définie dans la version du projet soumis entre nous, chercheurs et membres d’associations travaillant sur des approches critiques de la paix, de la violence, et/ou du colonialisme. L’objectif de l’atelier était de se familiariser avec les concepts du projet, avec les principes de base des méthodologies artistiques, et d’entamer une réflexion conjointe sur la mobilisation de méthodologies artistiques dans le contexte spécifique de cette zone frontalière. Ce blog présente les étapes concrètes et les échanges autour de ce premier exercice pilote utilisant le dessin comme méthodologie de recherche.
Les Étapes Concrètes de Notre Premier Pilote
Pour débuter cet exercice participatif artistique, chacun de nous a choisi du matériel de dessin à partir d’une sélection placée sur une table (crayons, marqueurs, pastels, peintures acryliques, aquarelles, papier blanc/de couleur, etc.). Pour se mettre à l’aise et mitiger les sentiments de ‘je ne suis pas un artiste’, on a commencé par un petit jeu de production d’émojis à la chaine – où chacun à notre tour incorporait un des détails d’émoji.
Ensuite, on a tous repris une feuille vierge. Pendant 20 minutes, chacun de nous était invité à dessiner une frontière. En plus des discussions sur le féminisme décoloniale de la matinée, ces deux questions guidait l’exercice :
Qu’est ce qui représente une frontière?
Quelle chose, objet, créature, espace, etc. représente le mieux une frontière littérale?
Voici les images qui en sont ressorties :
Dans un troisième temps, nous avons présenté et discuté en groupe nos dessins respectifs sur base de ces trois questions :
- Quelles couleurs, formes, textures aident pour représenter une frontière visuellement ?
- Qu’est-ce que la frontière signifie pour vous personnellement, socialement et spirituellement ?
- Quel fil d’idées êtes-vous confortables à partager avec le groupe ?
Le jour suivant une partie de l’équipe a lu et discuté un texte sur la pensée frontalière de Mignolo et quelques extraits de Gloria Anzaldua – une cadre conceptuel des théories décoloniales approchant les frontières comme des espaces de contradictions remplis de frustrations et d’exploitation dans lesquels émergent “l’épistémologie de [ceux] qui ne veulent pas se soumettre à [l’eurocentrisme/colonialité] mais qui en même temps ne peuvent pas l’éviter.”
Avec tout le groupe, nous avons ensuite visité en bateau la réserve naturelle de la Rusizi et le Lac Tanganyika pour amener nos corps et ouvrir nos sens à cette rivière et ce lac, qui constituent littéralement la frontière fluide entre le Burundi et la RDC.
Ces différentes étapes semblaient importantes pour s’imprégner littéralement de la pensée frontalière, pour initier cette exploration avec notre imagination, notre créativité, nos sens sur les liens entre les corps et la nature au sein de cette frontière littéralement fluide où les identités sont métaphoriquement fluides.
Une fois, revenu sur la table de l’atelier, on a chacun rédigé un texte explicatif de l’image dessinée quelques jours auparavant (textes insérés dans les descriptions des dessins sur l’album Flickr). Dans les textes accompagnants les dessins, différents styles d’écritures se sont aussi manifestés : certains ont écrit des poèmes d’autres des textes explicatifs. Ces albums en ligne sont le point de départ de la dissémination des réflexions émergentes de notre démarche.
Le Ressenti comme information ressortant des méthodologies artistiques
Dessiner la frontière nous a éveillé envers des sentiments mitigés liés à des émotions, ressentis, histoires, et vécus personnels. On s’est laissé guider par les palettes de couleurs et l’ambiance du moment présent. L’exercice de dessin, de discussions et d’écriture ont mis en avant des points de vue, des questionnements, des contradictions, ou des affirmations au sein de notre équipe multiculturelle et pluri-linguiste constituée des burundais, des congolais, et de belges d’origines multiples.
Cet exercice a fait ressortir des messages forts sur la frontière. Une multitude de dimensions sensorielles sont ressorties de cette démarche artistique où les sens, la vue, et le touché ont leur place au même titre que la parole et les gestes. A travers les matériels utilisés, nous nous sommes immergé dans l’histoire que l’on voulait raconter. Nous avons tous appris quelque chose de nouveau et d’intéressant tels que des sensations, des visions cachées, de l’information des uns et des autres. L’atelier a mis en perspective l’importance de garder l’espace pour laisser les participants négocier, questionner, mettre sur la table leur compréhension du monde, et de la frontière.
« La manche d’une nouvelle houe provoque toujours des ampoules aux mains »
La méthodologie de recherche par le dessin était nouvelle pour la plupart d’entre nous. Beaucoup de questionnements autour de l’approche ont nécessité de discuter entre participants. En kirundi on dit « umuhinimushashautera amabavu / la manche d’une nouvelle houe provoque toujours des ampoules aux mains » pour montrer à quel point pour toute nouveauté, il y a des progrès et des défis à surmonter. Ainsi donc, un des points qui ressort clairement de la méthodologie et de l’atelier, est l’aspect ouvert pour négocier en permanence sur chaque point. Nos représentations visuelles et les interactions qui ont suivi ont mis en évidence comment nous tous percevons des liens très concrets, même si très déclinés différemment, entre la navigation institutionnelle et émotionnelle lors de passages frontaliers.
Ceci d’autant plus que l’atelier pilote a permis d’aborder les questions sensorielles dans les contextes congolais et burundais imbriqués et marqués par les effets historiques et les antécédents d’instabilité sécuritaire, économique, et de la cristallisation des dimensions identitaires – même si parfois de façon inconsciente. En capturant visuellement, textuellement et conceptuellement diverses significations du monde, en particulier dessiner la frontière, nous suivons les appels féministes décoloniaux à réévaluer ce que nous savons, comment nous le savons, ce que et qui nous prenons au sérieux dans nos propres rencontres de recherche ; nous souhaitons ainsi mettre en évidence la multitude de façons de comprendre les liens entre les corps, la nature et les aspirations pacifiques.